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Chronique

Connaissez-vous l'ochlocratie ?

Par Roger-Pol Droit

Publié le 9 déc. 2016 à 01:01

Changements, chahuts, séismes... On ne sait plus quel terme convient pour qualifier la série de bouleversements politiques qui se déroulent sous nos yeux. Exit Matteo Renzi, après Nicolas Sarkozy et François Hollande. Si l'on y ajoute Brexit, élection de Donald Trump, campagne présidentielle en France, élections à venir en Allemagne, on mesure combien se fracturent, en ce moment, les paysages anciens. Ces mutations révèlent en particulier la versatilité des électeurs, leur exaspération et leur lassitude. Elles montrent l'emprise croissante des mouvements d'humeur sur la vie politique, au détriment de la rationalité et du long terme. Dès lors, certains craignent que la démocratie ne se dégrade sous la pression des populismes et des passions incontrôlées. Un vieux mot, en grec ancien, servait à nommer ce genre de détraquement : ochlocratie. Oublié, il est à présent hors d'usage. Pourtant, il vaut d'être revisité.

Par opposition à « demos », le peuple, « ochlos » désigne la foule, ce qu'elle a de chaotique, de tumultueux, de désordonné et d'imprévisible. La démocratie est bien le pouvoir du peuple, mais il est encadré par les lois qu'il s'est données à lui-même. Les décisions proviennent des citoyens, mais ceux-ci délibèrent avec logique, car ils sont supposés être éduqués et informés pour avoir des avis éclairés et raisonnables. A l'opposé, quand s'installent la domination de la cohue, le règne des émotions de masse, les caprices de la multitude, on assiste à l'affaissement du système. Flottant au gré des passions populaires, emportée par la foule, la démocratie, de pressions en dépressions, risque de sombrer. Si c'est le cas, si la populace remplace le peuple, alors s'installe à sa place un autre régime, l'ochlocratie. Voilà ce que soutenait Polybe, au livre VI de ses « Histoires », qui tente un abrégé des pensées politiques grecques classiques, et condense notamment l'essentiel de Platon et d'Aristote.

Presque plus personne, aujourd'hui, ne fréquente la prose de cet auteur. Ce fut en son temps (entre -200 et -120 avant notre ère) un personnage de premier plan de l'histoire grecque : général après la mort d'Alexandre, il devint l'otage des Romains, avant que l'homme d'Etat ne se muât en historien, diplomate et théoricien du politique. Peu de textes, au fil des siècles eurent autant d'influence que cet abrégé, qui marqua profondément Cicéron, mais aussi Machiavel et Rousseau, entre autres penseurs majeurs. Comme vient de le rappeler le philosophe Jean-Claude Milner (*), on a retenu de Polybe, principalement, la théorie d'une évolution cyclique des régimes politiques. Leurs formes se succéderaient en boucle, de la monarchie jusqu'à l'ochlocratie, comme si la roue de l'histoire tournait indéfiniment.

Laissons de côté cette conception cyclique. Laissons même tomber l'idée que le pouvoir de la foule corresponde à un régime politique distinct. En fait, il n'y a jamais eu, dans l'histoire, d'exemple clair et convaincant de ce que pourrait bien être une véritable ochlocratie. Cela ne suffira pas pour se débarrasser de la question. Parce que cette vieille notion désigne en réalité les tensions qui opposent, au sein de toute démocratie, les lois et l'opinion, le pouvoir exercé au nom du peuple et le peuple lui-même. Qu'on se souvienne, par exemple, de la récente loi El Khomri, ou naguère du contrat première embauche, ou encore de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Décisions et textes furent adoptés en toute légalité démocratique, mais des foules, dans les rues, sur le terrain, se battaient pour leur retrait.

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Un interminable débat porte sur cette question : qui donc détient la légitimité la plus forte ? Est-ce l'expression de la colère, les cortèges qui rassemblent les masses ? Sont-ce les parlementaires et gouvernants, le législateur et l'exécutif ? La démocratie, en d'autres termes, est-elle rapport juridique ou rapport de force ? Sans être jamais définitivement tranchée, l'interrogation se trouve aujourd'hui transformée par les réseaux sociaux, l'immédiateté des réactions et leur viralité. Avec ce qui s'annonce, en Europe et ailleurs, pour les temps qui viennent, il est certain que ces débats vont se renouveler. Ce qui distingue au juste démocratie et ochlocratie n'est donc pas un point d'érudition antique. C'est un sujet d'avenir.

Roger-Pol Droit

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